Lettre ouverte au directeur de l’Orchestre de Suisse Romande (OSR)
Cher Monsieur Steve Roger,
C’est bien dommage: à une lettre près, vous auriez pu être Steve Rogers, alias Captain America, cette icône de Comics, né dans les années 1940, défenseur du monde libre et des valeurs démocratiques. Mais à ce destin héroïque, vous avez préféré endosser le costume plus sombre du bureaucrate. Bien au chaud dans votre tour d’ivoire, vous tapotez d’une main gentiment paternaliste un communiqué aux abonné.e.s et spectateur.ice.s de l’OSR, leur servant une conception glaciale et désincarnée de la culture, dont voici un extrait:
«À la suite du concert en famille du samedi 8 novembre, l’Orchestre de la Suisse Romande souhaite présenter ses excuses pour un fait survenu à cette occasion et qui a pu choquer certaines personnes présentes. Lors du salut final, une narratrice engagée ponctuellement par l’OSR a porté un keffieh en signe de geste militant. Nous regrettons profondément cet acte inapproprié dans le cadre de nos spectacles, effectué sans que nous en soyons informés ou consultés au préalable.»
Alors d’abord, sous couvert de neutralité, votre texte infantilise et humilie. Qualifier une artiste de «narratrice engagée ponctuellement» est pour le moins méprisant. Ce ton administratif ramène la personne au rang d’exécutante interchangeable, lui dénie toute autonomie de pensée, et suggère que tout signe d’engagement humain ou solidaire serait inapproprié dans l’art.
« Une telle réaction trahit une logique de contrôle, non d’écoute, et surtout, une peur: celle de voir la conscience humaine entrer en scène sans y avoir été autorisée. »
Ensuite, en parfait gestionnaire de l’ordre établi, vous semblez vous offusquer que cette “narratrice engagée ponctuellement” ait osé déranger le scénario convenu. On devine entre vos lignes que cette «narratrice intermittente» n’est, à vos yeux, qu’une brebis égarée, un élément perturbateur qu’il faudra désormais tenir à l’écart du groupe. Une telle réaction trahit une logique de contrôle, non d’écoute, et surtout, une peur: celle de voir la conscience humaine entrer en scène sans y avoir été autorisée au préalable.
Puis, vous poursuivez en disant je cite: «Nos concerts doivent rester des espaces de rassemblement, de respect et de neutralité, exempts de toute expression ou symbole à caractère politique».
Mais cher Monsieur, la culture n’est pas un musée du silence. Elle n’a jamais été neutre: elle donne à voir un ordre du monde, elle questionne, elle dérange, elle ouvre des brèches. Réduire une simple écharpe – un keffieh, symbole culturel et humain – à un «geste militant», pire, à un «acte inapproprié», c’est aussi dénigrer l’empathie et associer la culture ou la solidarité envers le peuple palestinien à une provocation.
Je vous rappelle qu’au moment même où votre concert résonnait à Genève, à Gaza, un peuple continue d’être broyé dans une indifférence presque totale. Alors que les instances internationales attestent ou examinent un possible génocide, prétendre que la culture doit «rester à l’écart du politique» relève d’un confort moral pour le moins troublant. Car face à la souffrance, le silence n’est pas la neutralité: c’est déjà une position. Et la vôtre, hélas, est limpide.
« l’art se réduit à ce que vous semblez en attendre: un divertissement, au sens propre du terme, c’est-à-dire ici, une manière polie de détourner le regard »
Vous inversez le sens du réel: en usant de mots tels que «choquer» ou «regret profond», vous condamnez non pas un geste, mais un symbole universel, celui qui devrait justement nous rassembler: l’humanité, la liberté, la dignité. Trois valeurs sans lesquelles l’art se réduit à ce que vous semblez en attendre: un divertissement, au sens propre du terme, c’est-à-dire ici, une manière polie de détourner le regard, d’éviter le dialogue et de singer le réel.
Et enfin, cette phrase, «des mesures ont été mises en place afin que de tels incidents ne se reproduisent pas» sonne comme un avertissement inquiétant. Quelles mesures? Contre qui? Contre quoi? Sous prétexte d’apaisement, vous instillez la peur. Vous rappelez aux artistes qu’ils doivent se taire, sourire, et ne surtout pas penser trop fort.
La culture, pourtant, devrait être un lieu d’échange, de liens, qui fait entendre ce que d’autres voudraient taire. Vous auriez pu choisir d’en être le Steve RogerS, le défenseur. Vous avez préféré en devenir le gardien de musée.
Le communiqué complet:
